Mot d’accueil et de présentation, présenté par Dr. Thérèse Douaihy Hatem
Excellence, Monsieur l’Ambassadeur de Turquie au Liban, Suleyman İnan Özyildiz, bienvenu au Mouvement Culturel – Antélias.
Mesdames, Messieurs, les habitués des Mercredis diplomatiques, je vous souhaite aussi la bienvenue à cette rencontre.
La Turquie et le Liban ont en partage l’Orient, les eaux de l’Oronte (le fameux fleuve rebelle, Nahr al-‘Āsi) ainsi que la Méditerranée qui baigne leurs côtes.
Tous deux sont des pays de rencontre de cultures et de synthèse : la Turquie étant un État de l’Asie occidentale et de l’Europe, le Liban ayant toujours été considéré comme un trait
d’union entre l’Occident et l’Orient.
Dans ces deux pays, les civilisations se sont superposées depuis des milliers d’années et dans chacun des deux territoires, les témoins et les vestiges de l’art grec, romain, byzantin, seldjoukide (XIème et XIIème) et ottoman sont toujours vivaces. On pourrait dire autant des traditions communes, vestimentaires, culinaires, architecturales, etc…
Mesdames et Messieurs,
Nous avons aussi en partage l’« Histoire ». Et brusquement, par une simple association d’idées, peut-être parce que le raisonnement se poursuit de lui-même, toute l’horreur de la période de l’Occupation ottomane du pays des Cèdres apparaît avec une rare densité : la guerre de 1914-1918 et les crimes abominables de Djemal Pacha contre les Libanais, toutes confessions confondues.
Mais de cette période historique commune, se détache la figure de grandes personnalités intellectuelles libanaises qui ont joué un rôle important dans la vie politique turque. Rappelons Khalil Ganem (1857-1903), drogman au Mutassarfieh de Beyrouth, puis au Ministère des Affaires Étrangères à Constantinople. Nommé député à la Chambre de Constantinople, il a participé très activement à l’élaboration de la 1ère Constitution de 1876. Le sultan Abdel Hamid ordonna la dissolution de la Chambre et Ganem fut alors le premier à protester à cette mesure par un discours célèbre qu’il débuta par cette phrase : « On a bâillonné la liberté de la tribune. Le Sultan a reconnu la constitution, il ne peut maintenant revenir sur sa décision ; d’ailleurs le Sultan est soumis à la Loi et ce n’est pas le Loi qui lui est soumise ». Ganem fonda aussi plusieurs journaux, comme « Turkia Al Fatat » et il est l’auteur d’une œuvre historique intitulé « Les Sultans Ottomans » (1901-1902). Par reconnaissance, une place publique porte aujourd’hui le nom de Khalil Ganem à Istanbul.
Un autre visage éminent est celui d’Ahmad Farés Al-Chidiac, fondateur du journal en langue arabe, Al-Jawa’eb en 1861 et défenseur de la langue et de la culture arabe contre les tentatives de turquisation.
Mesdames et Messieurs,
Aujourd’hui, sur cet arrière fond de partage et de conflits, en voisins, avec une bonne volonté fondée sur la réciprocité, la Turquie et le Liban pourront-ils établir des relations de bon voisinage ?
Depuis Mustafa Kamal, l’État national de Turquie a remplacé l’Empire Ottoman, des changements radicaux dûs aux vicissitudes historiques ont totalement modelé le paysage politique de ce pays. La Constitution de 1961 a proclamé « la République turque un État de droit, national, démocratique, laïque et social, qui s’appuie sur les droits de l’homme ».
Actuellement, l’ampleur de la mutation en Turquie est surprenante, depuis l’accession au pouvoir du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, et surtout depuis 2009, date de l’accession au ministère des Affaires étrangères d’Ahmet Davutoğlu. Dans son célèbre ouvrage « Profondeur stratégique » ce dernier a théorisé, à bien des égards, ce qui constitue aujourd’hui le fondement de la politique étrangère turque, et qui commence à se manifester par la mise en œuvre d’un principe, devenu devise : « Zéro problème avec nos voisins ».
Depuis le début du « Printemps arabe », de Tunis au Caire, de Tripoli à Sanaa ou Damas, la physionomie de cette partie du monde a été profondément bouleversée. Le Liban et les pays alentours sont dans une zone de fortes turbulences, et que de temps avant que tous ces changements débouchent sur des États démocratiques ! Dans ce contexte, la Turquie investit des efforts considérables en vue de réparer les relations avec ses voisins arabes. Ce pays qui a subi une transformation politique spectaculaire ces dernières années arrivera-t-il à améliorer la perception libanaise de l’ancienne puissance impériale ? La nouvelle approche politique étrangère turque, sa volonté d’adaptation aux changements régionaux et mondiaux, les facteurs historiques, sont autant d’éléments qui pourraient faciliter les retrouvailles entre des voisins dont le passé conflictuel s’est imposé dans le paysage socio-politique du pays.
Monsieur l’Ambassadeur, İnan Özyildiz, originaire d’Izmir en Turquie, a fait des études de sciences politiques. Sa carrière diplomatique a commencé en 1986 et depuis juillet 2010, il est nommé représentant de son pays à Beyrouth.
Mot de son Excellence l’Ambassadeur de la Turquie, Mr. Suleyman İnan Özyildiz
Chers Amis, Mesdames et Messieurs,
J’ai un grand plaisir et le privilège de m’adresser à cette audience très distinguée cet après-midi.
Je voudrais remercier le Mouvement Culturel Antélias, particulièrement le Secrétaire Général M. Georges Abi Saleh, ainsi que Mme. Thérèse Doueihi de m’avoir invité à ce cercle et donné l’opportunité de m’exprimer sur les sujets d’actualité concernant mon pays.
En introduction, je voulais dire que j’ai choisi ce titre pour vous rappeler combien sont profondes les relations entre la Turquie et le Liban. Je n’ai pas voulu de faire un simple exposé sur mon pays, que je suis certain, vous connaissez tous, mais d’essayer d’apporter un autre angle, en la regardant du Liban, avec un accent sur les relations turco-libanaises.
Je tiens à souligner que la Turquie et le Liban sont en fait deux vieux voisins. Malgré que ces deux pays n’ont pas une frontière commune, la Turquie considère le Liban comme étant l’un de ses voisins.
Ils partagent une géographie et une longue histoire communes et beaucoup d’aspects dans un amalgame de cultures méditerranéenne et moyen-orientale. Ils partagent également les mêmes points de vue au niveau des relations internationales et affaires économiques, plus particulièrement la philosophie économique.
Notre histoire commune s’étend aux 11ème et 12ème siècles quand les turcs seldjoukides ont commencé à rejoindre les côtes syriennes. Plus tard, le règne ottoman a commencé en 1516 sur ces terres et a duré quatre siècles. Pendant cette longue durée, comme tous les peuples vivant sous l’empire, les turcs et les libanais ont tissé des liens divers, des Balkans jusqu’au Golfe persique.
Donc les turcs et les libanais ont vécu ensemble pendant quatre cents ans. L’armée ottomane a quitté la Syrie en 1918, évacuant ainsi ses territoires arabes. L’Empire ottoman qui a règné dans une vaste région, de la fin du 13ème siècle jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale, a laissé sa place à une république moderne sur une partie de ses territoires. Et dans les années qui suivent, on a vu la création d’un Etat ici au Liban. Il est à noter que il est temps de revoir cette histoire commune et l’étudier et l’écrire avec un nouveau regard.
Je crois qu’une distance géographique et psychologique est apparue entre ces deux nouveaux Etats. A cause des difficultés des années de l’après guerre et de la guerre froide, la Turquie s’est repliée sur elle-même et avec ses moyens limités a du s’occuper de ses propres problèmes socio-politiques et économiques. De longues années qui ont bousculé le Moyen Orient et la guerre civile au Liban ont empêché le développement des relations entre nos deux pays.
Pourtant, le Liban après son indépendance, avec ses richesses et sa vie moderne n’a pas manqué de devenir un lieu d’attraction, et même un symbole, du point de vie des services bancaires, de santé et d’éducation ainsi que pour une vie sociale incomparable. Surtout les habitants des provinces sud de notre pays, comme Antakya, Mersin, Adana et Mardin se sont orientés vers le Liban.
Mais ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990 et pas besoin de le dire, grâce à l’amélioration des relations entre la Turquie et la Syrie, nos relations ont commencé à bouger.
Une série de visites de haut niveau a donné un élan à nos relations. A commencer par la visite historique du Premier Ministre M. Rafik Hariri en 2004, les visites du Premier Ministre M. Fouad Siniora en 2008, du Président Sleiman en 2009 et celles de M. Saad Hariri en 2009 et 2010 en Turquie et dernièrement la visite du Premier Ministre turc M. Recep Tayyip Erdoğan au Liban en 2010 ont créé les structures de base de ces relations.
De nos jours, l’abolition des visas il y a deux ans, a créé un changement radical. Cette décision mutuelle a enlevé deux grands obstacles. Premièrement, elle a fait disparaitre toutes le formalités nécessaires pour les visites réciproques, tout en montrant combien ces deux pays étaient proches géographiquement, et deuxièmement elle a fait écrouler le mur psychologique qui nous séparait. Maintenant, je peux vous assurer que les turcs et les libanais se connaissent mieux, malgré qu’il y a encore beaucoup d’efforts à déployer. Un vol court d’une heure et demie unit Beyrouth et Istanbul, en proposant aux turcs et aux libanais les potentiels culturels et économiques de leurs pays respectifs.
Chers Amis, Mesdames et Messieurs,
Au Moyen Orient, nous sommes en train de traverser encore une fois une période historique et délicate. La période que nous traversons est une période de changements rapides. Par conséquent, les questions de politique étrangère acquièrent également un caractère complexe et compliqué. Dans cette atmosphère, les relations turco-libanaises gagnent une importance accrue. Car dans cette région la présence du Liban devient de plus en plus nécessaire pour tout le monde.
Avant de retourner aux relations turco-libanaises, si vous me permettez, je vais vous donner un bref aperçu sur la Turquie. Donc ou se situe la Turquie dans ce nouveau processus ? On va mieux saisir la Turquie et ses politiques, si on analyse bien sa longue marche vers une démocratie plus avancée et la transformation de son systeme politique.
La République de Turquie fondée en 1923 sur les cendres d’un empire archaique et théocratique, affaibli et enfin démantelé, a été modelé sur le systeme politique qui était en vigueur dans les grands pays de l’Europe occidentale.
Le fondateur de la république, Mustafa Kemal Atatürk, avait une vision bien définie et bien claire pour le nouvel Etat. Malgré qu’il a mené une guerre d’indépendance contre les grandes puissances de l’Europe qui avaient occupé la mère patrie, il a voulu former un Etat-nation et une république s’inspirant surtout des idées politiques et philosophiques européennes. Il a demandé une place pour ce nouvel Etat au sein de la famille des nations occidentales, qui selon lui, représentaient, l’ultime stade de la civilisation. En d’autres termes, pour Atatürk, il n’y avait qu’un seule civilisation valable, ce qui était la civilisation contemporaine européenne.
La Turquie aujourd’hui est caractérisée par deux catégories de changements: Premièrement elle a un système politique et social en pleine transformation, donc une démocratie qui évolue vers les normes et pratiques encore meilleures, et en deuxième lieu une économie en pleine croissance. Une économie qui aspire à se situer parmi les dix premières économies du monde en 2023, l’année de centennaire de la république.
Au niveau politique, le multipartisme domine la vie politique turque depuis 1946. Le transfert du pouvoir se fait par les élections libres. La Turquie a réussi, malgré des coups militaires, à protéger et faire évoluer sa démocratie et les principes fondamentaux de la république. Aujourd’hui le Parlement turc a entamé les travaux pour préparer une nouvelle constitution qui va répondre aux exigences démocratiques d’une société en transformation.
Pourtant, l’objectif est d’atteindre un autre niveau, plus élevé, en élargissant les limites des libertés démocratiques. Dans ce processus, les négociations avec l’Union européenne, entamées en 2005, aident la Turquie de garder la proue. La Turquie continue d’être déterminée à devenir un membre à part entière de l'Union européenne qui représente une étape majeure des efforts qu’elle a entrepris afin d’atteindre le niveau le plus élevé de la civilisation contemporaine.
Dans ce cadre, il faut souligner un aspect très particulier de la démocratie en Turquie :
La démocratie et la société en Turquie sont formées par une application de presque quatre-vingt-dix ans du principe de laïcité. Dans cette période, on a vu le progrès achevé grâce à l’application du principe de laïcité, autant qu’on a vu la résurgence des aspects conflictuels de ce principe.
La laïcité est l’un des piliers de l’idéologie fondatrice de la République de Turquie. On ne peut pas imaginer la Turquie moderne sans la laïcité. Elle est apparue, dès la fin du 19ème siècle, comme la résultante des multiples débats et conflits sur la question de religion et la modernisation qui ont agité la société ottomane.
L’adoption d’un système d’Etat laïque n’a pas été une décision prise en une seule nuit. La laïcité en Turquie trouve ses racines dans la période des premières réformes, Tanzimat, en 1839. Déjà à la fin du dix-huitième siècle, avec l’expansion de la modernité vers l’Empire du Sultan une dualité avait commencé à apparaitre dans la société ottomane.
L’empire ottoman se dotait d’un système théocratique, dilué par l’usage de droit de coutume. L’Etat était organisé sur les bases islamiques. Il y a certains historiens turcs qui soutiennent que l’empire ottoman était un Etat laïque. Il est peut-être osé d’utiliser le terme laïque pour cet empire qui avait de multiples sources juridiques. On peut pourtant discuter comment le pouvoir formait l’Islam ou la religion selon les besoins quotidiens qui changeaient sans cesse. Mais, les fondements du système étaient le Sharia et la jurisprudence islamique.
Dans l’ère républicaine la laïcité est utilisée comme l’un des principaux instruments de la modernisation. Les réformes dans ce sens dans les années 1920 et 1930 ont établi le contrôle de l’Etat sur la religion, tout en excluant la religion du domaine public. Certains chercheurs parlent de la “laïcisation de l’Islam”. Par cet aspect, le modèle laïque turc diffère du modèle français, dans lequel il s’agit d’une séparation entre l’Etat et l’église.
Par ailleurs, la laïcité en Turquie a contribué à la création d’un environnement nécessaire pour la formation d’un Etat-nation et le renforcement d’une identité nationale et de la citoyenneté.
Le problème qui se pose aujourd’hui est bien complexe: Comment réconcilier la modernité et les exigences d’une démocratie pluraliste avec la tradition religieuse et l’Islam. Ce problème acquiert une nouvelle dimension avec la montée de l’Islam politique et un Islam militant dans notre région.
La Turquie a vécu des transformations profondes dans les dernières décennies. Et ces transformations ont fait évoluer la laïcité, l’ont amené à des aménagements, sans pour autant la remettre en cause.La démocratisation, en transformant et en élargissant les limites des libertés fondamentales, transforme à son tour la laïcité et son application.
Bref, si on doit résumer l’expérience démocratique turque, la démocratie et pluralisme apparaissent comme deux mots clés. Les mouvements qui ont commencé à changer le paysage socio-politique dans le monde arabe doivent à notre avis évoluer dans ce sens, en ouvrant la voie à des structures pluralistes et démocratiques, comme d’ailleurs réclamées par les peuples.
Chers Amis,
Pour retourner aux relations entre la Turquie et le Liban, je voudrais vous souligner que La Turquie attache une importance particulière à la souveraineté, la paix et la stabilité de ce pays ami, le Liban. Et elle croit sincèrement que ces éléments peuvent être renforcés dans une région pluraliste, démocratique et prospère.
C’est avec cette conviction que la Turquie a essayé de contribuer à l’établissement d’une zone d’interdépendance dans notre région. Il y avait des conditions favorables pour une initiative multilatérale dans ce sens, visant à créer une zone de libre échange entre le Turquie, la Syrie, le Liban et la Jordanie. L’abolition des visas et la mise en application des accords de libre commerce entre ces pays étaient les clés de voute de cette initiative.
Ici je dois mentionner avec beaucoup d’appréciation le rôle indispensable assumé par les représentants du secteur privé libanais, rassemblés au sein de Conseil d’affaires turco-libanais. Ils ont immédiatement saisi l’occasion et réussi à créer le Conseil d’affaires du Levant septembre dernier à Beyrouth, malgré les difficultés qui ont causé un ralentissement des initiatives politiques surtout entre la Turquie et la Syrie.
Les relations commerciales entre la Turquie et le Liban ont atteint un niveau record en 2011, en dépassant 1,1 milliards de Dollars. Il faut préciser que malgré le déséquilibre en faveur de mon pays, on constate une augmentation des exportations libanaises vers la Turquie. Ce développement nous donne l’optimisme pour cette année.
La Turquie veut développer ses relations avec le Liban dans tous les domaines. Ce n’est pas seulement le commerce et la politique qui nous rapprochent. Il y a le facteur humain, qui est en fait le résultat d’un passé commun. Au Liban on distingue des communautés d’origine turque, dont une partie de leurs membres sont aussi de nationalité turque. Au nord dans le Akkar et dans la Bekaa il y a sept villages au total, habités par les libanais d’origine turkmène. A Beyrouth, les turcs arabophones venus de Mardin constituent une communauté bien intégrée d’au moins 30.000. Il faut y ajouter un grand nombre de chrétiens de rites divers, dont les racines de leurs familles se trouvent en Turquie. Tous ces gens là contribuent à la richesse et la diversité de la démographie libanaise.
Pour conclure je vais dire deux mots sur la politique extérieure. Le Ministre des Affaires étrangères Monsieur Davutoğlu, a formulé le slogan « zéro problèmes avec les pays voisins » pour définir notre politique extérieure. Après le déchainement des mouvements populaires dans les pays arabes en 2011, cette politique a commencé à être la cible des critiques, surtout après le franchissement d’un seuil dans nos relations avec notre voisin commun, la Syrie. A juste titre, selon les critiques, comment pourrait-on parler de zéro problème alors que la Turquie est de plus en plus impliquée dans les questions.
Permettez-moi de vous dire que la Turquie n’a pas changé les grands principes de sa politique extérieure en générale et vers le Moyen Orient en particulier. Elle n’a pas quitté non plus sa politique de zéro problème, car cette phrase consiste en une vision de l’idéal dans notre région.
Dans cette perspective la Turquie va continuer à oeuvrer pour la paix, la stabilité et la prospérité de sa région ainsi que pour contribuer aux résolutions des problèmes politiques et des conflits par le dialogue et la diplomatie.